Retour vers le futur : 10 ans de promesses technologiques en mobilité

by | publié le 28 octobre 2025

Récemment, j’ai eu l’occasion d’échanger avec Pierre Houssais dans le cadre des Entretiens Jacques Cartier à Lyon. Le sujet : « Quelles étaient les promesses de la tech il y a 10 ans ? ». C’est toujours un privilège de pouvoir se pencher sur les promesses technologiques passées… et d’en tirer des leçons pour l’avenir.

Le point de départ de notre discussion : un article de 2017 annonçant un lien Hyperloop Lyon-Saint-Étienne en 8 minutes promit pour « bientôt ». Mais aussi d’autres articles d’époque sur les véhicules autonomes, les drones de livraison Amazon, une optimisation algorithmique des déplacements qui allait rendre la circulation magiquement efficace et, pourquoi pas, libérer des voies de circulation ! Tout ça relevait de la certitude pour 2020… 2025 maximum. Bref, l’avenir était à nos portes.

Article de Capital sur l’avènement proche de l’hyperloop Lyon-Saint-Étienne

L’idée de notre discussion n’était pas de rire des délires technologiques vendus il y a 10 ans, mais de regarder ce qui a marché et ce qui a moins marché. Et d’essayer de comprendre, d’apprendre.

Le futur qui était vendu

Le narratif des années 2010 était simple : la technologie est là, des prototypes fonctionnent (presque), c’est juste une question de temps (court) avant que ça se généralise. Et à l’image de nombreuses technologies, la propagation se ferait à la vitesse de l’éclair.
La centrale de mobilité du Grand Lyon en 2011 promettait d’intégrer toutes les données : trafic, vélos, covoiturage, réservations. L’usager consulterait l’information prédictive, ajusterait son trajet. Au Bureau de la Ville intelligente et numérique de Montréal (où j’ai fait mes armes), la vision était similaire.

Les villes s’activaient en vue de l’arrivée imminente des véhicules autonomes : Lyon comme Montréal ont eu des tests de navettes autonomes avec cette impression (pour ma part) que nous étions toujours en retard d’un train – ou d’une navette.

Le message récurrent : c’est inévitable. On ne se demandait pas « si », mais « quand » (et surement que les villes seront celles qui retarderont l’avènement de la prochaine technologie salvatrice).

Les lendemains qui chantent un peu moins

Les grandes promesses « disruptives »

Les navettes autonomes sont toujours en phase de test et les robotaxis, bien qu’en phase de déploiement très progressif, soulèvent des tonnes de questions. L’Hyperloop est resté sur papier. Les livraisons par drone restent marginales.

Ce qui a effectivement le plus transformé la mobilité dans la dernière décennie ? Les vélos (électriques ou pas) ! Les « big tech » ont, au mieux, réinventé ce qui existait déjà, comme le taxi pour Uber. L’apport technologique n’a pas été inexistant, mais l’effet a été moindre que proposé.

En fin de compte, les principales promesses de disruption n’ont juste pas livré la marchandise. Plusieurs tendances se dégagent.

D’abord, certains vendeurs de rêve n’avaient d’autre objectif que de pousser leur vision de la société. Elon Musk (oui, encore lui, désolé) a laissé entendre que l’Hyperloop avait uniquement pour objectif de saboter le projet de TGV californien. Le projet de sa Boring Company est une pâle copie d’une logique de transport en commun tant exécrée… mais dans des Tesla.

La logique de « creative destruction », récemment couronnée par le Nobel d’économie, a de nombreuses fois cherché à réinventer la mobilité urbaine. Mais voilà : malgré toutes leurs imperfections, les systèmes existants sont difficiles à remplacer. Les limites ne sont pas juste technologiques, elles sont aussi physiques.

« Le message récurrent : c’est inévitable. On ne se demandait pas « si », mais « quand ». »

Comme l’a (encore) démontré une analyse, cette fois commandée par la Ville de Montréal, même si les véhicules autonomes n’ont pas dit leur dernier mot, leur valeur ajoutée sur la mobilité reste, à ce stade-ci, discutable.

Paris Marx, dans son livre Road to Nowhere, documente systématiquement comment les Big Tech échouent à « disrupter » la mobilité depuis des années. Le pattern est toujours le même : grandes promesses technologiques, investissements massifs, couverture médiatique enthousiaste, puis… pas grand-chose. Ou pire, l’aggravation des problèmes qu’on prétendait résoudre.

Les nouvelles infrastructures urbaines

Pour ce qui est des projets portés par les villes, les choses ont plus avancé qu’il n’y paraît : la centrale de mobilité du Grand Lyon ou les infrastructures de communication prévues à Montréal se sont faites. Les données ont été collectées, les plateformes développées, des algorithmes ont été testés.

Toutefois, l’impact n’a pas été aussi transformatif qu’envisagé. Comme le souligne une analyse de la Métropole de Lyon, les promesses d’interopérabilité et d’optimisation se sont heurtées à la réalité : données parcellaires, formats incompatibles, biais systémiques, manque de contexte. La ville intelligente est surtout devenue la Ville dont les habitants ont un téléphone intelligent et qui se débrouillent comme ils peuvent avec.

La capacité à développer une compréhension globale dans un système complexe avec des données hétérogènes a été plus limitée que prévu. Les approches « big data » puis « IA » (pré-LLM) n’ont pas produit les résultats visés. Encore récemment, un ex-collègue de la Ville me partageait que les tests de modèles d’IA récents en matière de gestion de la circulation convergeaient trop vite vers un nombre limité de modes de fonctionnement et s’adaptaient finalement peu aux changements de contexte.

Si les données et leur analyse permettent de mieux comprendre ce qui se passe (l’étape descriptive), les approches prédictives et prescriptives ne sont pas encore au rendez-vous en milieu urbain. Dans bien des cas, des humains experts restent encore de meilleurs juges.

Avant de continuer, il me semble important de souligner que contrairement à un narratif récurrent, les investissements réalisés par les organisations publiques ont plus porté fruit que ceux de bien d’entreprises privées, même si ça n’a pas eu tous les effets souhaités.

L’incertitude et l’échec ne sont pas des « bugs »

On connaît tous le Gartner Hype Cycle : déclencheur d’innovation, pic des attentes démesurées, gouffre des désillusions, rampe de l’illumination, plateau de productivité. Le message implicite : les désillusions sont temporaires, la technologie finit toujours par atteindre un certain plateau, plus ou moins transformateur.

Version révisée du Gartner Hype Cycle

Personnellement, j’ajoute deux bifurcations : après le pic des attentes, certaines technologies ne remontent jamais. Elles tombent à tout jamais, ou presque, dans le Cimetière des fausses bonnes idées (espérons que l’hyperloop n’en sortent jamais). D’autres prennent un tout autre chemin – des escaliers vers le ciel, où l’innovation continue d’accélérer de manière parfois surprenante (prenez Internet).

Cette version du cycle me semble plus honnête. Elle reconnaît que toutes les innovations ne sont pas destinées à réussir. Surtout, que l’incertitude n’est pas un problème temporaire – c’est la caractéristique fondamentale de tout système sociotechnique.

En se retournant sur ces années de promesses d’innovation radicale, il peut sembler facile de voir rétrospectivement tout ce qui n’allait pas marcher. Pourtant, à l’époque, tout ceci était imprévisible. Je ne connais aucune boule de cristal qui aurait tout prévu, justifié les bons investissements, etc.

Les porteurs d’innovations technologiques ont intérêt à annoncer leurs innovations comme inévitables, autant pour aller chercher les investissements massifs nécessaires que pour convaincre les villes et les gouvernements d’adopter leur technologie. L’existence de quelques innovations suivant les escaliers vers le ciel semblent justifier la promesse que toutes les technologies de rupture vont suivre la même trajectoire. Ce n’est évidemment pas la cas.

Les processus d’innovation à la rescousse

À la fin de notre échange, un participant a demandé quels étaient les processus des deux villes pour sélectionner les projets innovants à mettre en place. Réponse courte de Pierre Houssais : il n’y en a pas.

Réponse longue que nous avons développée par la suite : les processus d’innovation sont des processus de découverte. Prototyper, tester, apprendre, obtenir de la rétroaction, valider (ou non) des hypothèses. Ces mécanismes sont d’autant plus importants en milieu gouvernemental : dans un contexte où l’incertitude est reine, on ne peut se permettre de foncer tête baissée (et d’investir massivement temps et argent) sans passer par ces étapes.

Un exemple qui me vient à l’esprit : le déploiement de la technologie 5G. En 2020-21, le déploiement de microcellules sur le mobilier urbain était pour demain – que dis-je : hier ! Nous étions déjà en retard. Le Laboratoire d’innovation urbaine de Montréal, que je dirigeais à l’époque, a proposé de faire une zone de test pour découvrir, conjointement avec les opérateurs volontaires, ce que cela représentait. Évidemment, il est ressorti que, juste d’un point de vue technique et en termes d’investissement à tous les niveaux, il fallait des ajuster les attentes. Autant la Ville que les opérateurs ont appris, et les attentes mutuelles ont été revues. Et évidemment, à Montréal comme ailleurs, le déploiement de microcellules 5G est plus lent qu’envisagé.

Résister aux sirènes de l’IA

Après une phase de relatif désenchantement post-ville-intelligente, les attentes semblent de nouveau hors de contrôle : L' »IA » -peu importe ce que c’est réellement, va améliorer ceci ou cela dans les villes. L’idée n’est pas de dire que l’IA ne peut pas aider… mais de grâce, ce n’est pas une baguette magique qui va tout résoudre.

J’aimerais que notre rétrospective sur ces 10-15 dernières années aide à calmer les attentes et à limiter toute précipitation. Nous ne sommes certainement pas à l’étape des affirmations (« l’IA va régler ceci ou cela »). Nous sommes encore à l’étape des questions : « Est-ce que tel outil peut contribuer à résoudre tel enjeu ? » « Y a-t-il des conséquences inattendues ? Des effets rebonds ? »

Toutes ces questions peuvent obtenir de bonnes réponses à travers une réelle démarche d’innovation.
Enfin, pour finir, toute technologie évolue dans un substrat. On ne peut étudier l’adoption, la réaction et l’impact de ces nouveautés technologiques sans questionner les politiques publiques, le contexte social, etc.

Co-fondateur et associé de Kainos conseil, Stéphane Guidoin développe depuis de nombreuses années des approches d'innovation et de transformation axées un sens commun et les aspirations sociales.

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